Le roman Jacques le Fataliste met en scène Jacques et son maître : les personnages sont constamment pris dans un dialogue et des anecdotes qui semblent empêcher le récit de se mettre en place. Jacques s'apprête en effet à raconter des amours passées mais de multiples situations interrompent le récit. Les fréquentes adresses au lecteur entretiennent le procédé et transforment le roman en un jeu des possibles narratifs.
Cet extrait reproduit des passages d'un récit-cadre, lui-même enchâssé dans le récit principal : les deux héros se sont arrêtés dans une auberge et s'apprêtent à entendre le récit d'une anecdote scandaleuse qui implique Madame de la Pommeraye.
Et vous, lecteur, parlez sans dissimulation1 ; car, vous voyez que nous sommes en beau train de franchise ; voulez-vous que nous laissions là cette élégante et prolixe2 bavarde d’hôtesse, et que nous reprenions les amours de Jacques ? Pour moi je ne tiens à rien. Lorsque cette femme remontera, Jacques le bavard ne demande pas mieux que de reprendre son rôle, et que de lui fermer la porte au nez ; il en sera quitte3 pour lui dire par le trou de la serrure : « Bonsoir, madame ; mon maître dort ; je vais me coucher : il faut remettre le reste à notre passage. »
[...]
L’hôtesse reparut et mit fin au récit de Jacques. La voilà remontée, et je vous préviens, lecteur, qu’il n’est plus en mon pouvoir de la renvoyer. – Pourquoi donc ? – C’est qu’elle se présente avec deux bouteilles de champagne, une dans chaque main, et qu’il est écrit là-haut que tout orateur qui s’adressera à Jacques avec cet exorde4 s’en fera nécessairement écouter. Elle entre, pose ses deux bouteilles sur la table, et dit : « Allons, monsieur Jacques, faisons la paix... » L’hôtesse n’était pas de la première jeunesse ; c’était une femme grande et replète5, ingambe6, de bonne mine, pleine d’embonpoint, la bouche un peu grande, mais de belles dents, des joues larges, des yeux à fleur de tête, le front carré, la plus belle peau, la physionomie ouverte, vive et gaie, les bras un peu forts, mais les mains superbes, des mains à peindre ou à modeler. Jacques la prit par le milieu du corps, et l’embrassa fortement ; sa rancune n’avait jamais tenu contre du bon vin et une belle femme ; cela était écrit là-haut de lui, de vous, lecteur, de moi et de beaucoup d’autres. « Monsieur, dit-elle au maître, est-ce que vous nous laisserez aller tout seuls ? Voyez, eussiez-vous encore cent lieues à faire, vous n’en boirez pas de meilleur de toute la route. » En parlant ainsi elle avait placé une des deux bouteilles entre ses genoux, et elle en tirait le bouchon ; ce fut avec une adresse singulière qu’elle en couvrit le goulot avec le pouce, sans laisser échapper une goutte de vin. « Allons, dit-elle à Jacques ; vite, vite, votre verre. » Jacques approche son verre ; l’hôtesse, en écartant son pouce un peu de côté, donne vent à la bouteille, et voilà le visage de Jacques tout couvert de mousse. Jacques s’était prêté à cette espièglerie, et l’hôtesse de rire et Jacques et son maître de rire. On but quelques rasades7 les unes sur les autres pour s’assurer de la sagesse de la bouteille, puis l’hôtesse dit : « Dieu merci ! Ils sont tous dans leurs lits, on ne m’interrompra plus, et je puis reprendre mon récit. » Jacques, en la regardant avec des yeux dont le vin de Champagne avait augmenté la vivacité naturelle, lui dit ou à son maître : « Notre hôtesse a été belle comme un ange ; qu’en pensez-vous, monsieur ? Le maître : A été ! Pardieu, Jacques, c’est qu’elle l’est encore ! Jacques : Monsieur, vous avez raison ; c’est que je ne la compare pas à une autre femme, mais à elle-même quand elle était jeune. L’hôtesse : Je ne vaux pas grand-chose à présent ; c’est lorsqu’on m’aurait prise entre les deux premiers doigts de chaque main qu’il me fallait voir ! On se détournait de quatre lieues pour séjourner ici. Mais laissons là les bonnes et les mauvaises têtes que j’ai tournées, et revenons à Mme de La Pommeraye.
– Jacques : Si nous buvions d’abord un coup aux mauvaises têtes que vous avez tournées, ou à ma santé ? L’hôtesse : Très volontiers ; il y en avait qui en valaient la peine, en comptant ou sans compter la vôtre. Savez-vous que j’ai été pendant dix ans la ressource des militaires, en tout bien et tout honneur ? J’en ai obligé nombre qui auraient eu bien de la peine à faire leur campagne sans moi. Ce sont de braves gens, je n’ai à me plaindre d’aucun, ni eux de moi. Jamais de billets ; ils m’ont fait quelquefois attendre ; au bout de deux, de trois, de quatre ans mon argent m’est revenu... » Et puis la voilà qui se met à faire l’énumération des officiers qui lui avaient fait l’honneur de puiser dans sa bourse et monsieur un tel, colonel du régiment de ***, et M. un tel, capitaine au régiment de ***, et voilà Jacques qui se met à faire un cri : « Mon capitaine ! Mon pauvre capitaine ! Vous l’avez connu ? L’hôtesse : Si je l’ai connu ? Un grand homme, bien fait, un peu sec, l’air noble et sévère, le jarret bien tendu, deux petits points rouges à la tempe droite. Vous avez donc servi ? Jacques : Si j’ai servi ! L’hôtesse : Je vous en aime davantage ; il doit vous rester de bonnes qualités de votre premier état. Buvons à la santé de votre capitaine. Jacques : S’il est encore vivant. L’hôtesse : Mort ou vivant, qu’est-ce que cela fait ? Est-ce qu’un militaire n’est pas fait pour être tué ? Est-ce qu’il ne doit pas être enragé, après dix sièges et cinq ou six batailles, de mourir au milieu de cette canaille de gens noirs !... Mais revenons à notre histoire, et buvons encore un coup. Le maître : Ma foi, notre hôtesse, vous avez raison. L’hôtesse : Je suis bien aise que vous pensiez ainsi. Le maître : Car votre vin est excellent. L’hôtesse : Ah ! c’est de mon vin que vous parliez ? Eh bien ! Vous avez encore raison. Vous rappelez-vous où nous en étions ? Le maître : Oui, à la conclusion de la plus perfide des confidences. »
L'hôtesse raconte alors l'histoire d'une trahison amoureuse suivie d'une vengeance : Madame de La Pommeraye, séduite puis abandonnée s'est vengée de son amant en le faisant épouser une prostituée.
Tandis que je disserte, le maître de Jacques ronfle comme s’il m’avait écouté, et Jacques, à qui les muscles des jambes refusaient le service, rôde dans la chambre, en chemise et pieds nus, culbute tout ce qu’il rencontre et réveille son maître qui lui dit d’entre ses rideaux : « Jacques, tu es ivre. – Ou peu s’en faut. – À quelle heure as-tu résolu de te coucher ? – Tout à l’heure, monsieur, c’est qu’il y a... c’est qu’il y a... – Qu’est-ce qu’il y a ? – Dans cette bouteille un reste qui s’éventerait8. J’ai en horreur les bouteilles en vidange9 ; cela me reviendrait en tête, quand je serais couché ; et il n’en faudrait pas davantage pour m’empêcher de fermer l’œil. Notre hôtesse est, par ma foi, une excellente femme, et son vin de Champagne un excellent vin ; ce serait dommage de le laisser éventer... Le voilà bientôt à couvert... et il ne s’éventera plus... » Et tout en balbutiant, Jacques en chemise et pieds nus, avait sablé10 deux ou trois rasades sans ponctuation, comme il s’exprimait, c’est-à-dire de la bouteille au verre, du verre à la bouche. Il y a deux versions sur ce qui suivit après qu’il eut éteint les lumières. Les uns prétendant qu’il se mit à tâtonner le long des murs sans pouvoir retrouver son lit, et qu’il disait : « Ma foi, il n’y est plus, ou, s’il y est, il est écrit là-haut que je ne le retrouverai pas ; dans l’un et l’autre cas, il faut s’en passer » ; et qu’il prit le parti de s’étendre sur des chaises. D’autres, qu’il était écrit là-haut qu’il s’embarrasserait les pieds dans les chaises, qu’il tomberait sur le carreau et qu’il y resterait. De ces deux versions, demain, après-demain, vous choisirez, à tête reposée, celle qui vous conviendra le mieux.
1. Sans dissimulation : sans vous cacher.
2. Prolixe : qui parle beaucoup, bavarde, diserte.
3. Il en sera quitte : il n'aura qu'à.
4. Exorde : introduction d'un discours (revoyez les perles « Les mots pour le dire »).
5. Replète : qui a de l'embonpoint, un peu grasse.
6. Ingambe : qui a un usage normal de ses jambes, qui marche (encore) bien.
7. Rasades : verres.
8. S'éventer : perdre son gaz (le champagne est un vin pétillant).
9. En vidange : presque vide.
10. Sabler : boire.
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-seconde ou directement le fichier ZIP Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0